16 octobre 1984. La radio annonce que le corps d'un enfant ligoté a été retrouvé dans une petite rivière des Vosges. L'affaire Grégory vient de débuter. Serge Garde, journaliste à «L'Humanité dimanche», entend la nouvelle à la radio. Il se souvient de sa première réaction: «Voilà justement le type de faits divers sordide sur lequel je n'écrirai jamais».
Paradoxe, il «couvrira», pour le journal, cette affaire qui emplit les journaux et les conversations, et publie un livre «Affaire Grégory, autopsie d'une enquête» (1). Il s'en explique: «Comme beaucoup de journalistes qui ont suivit l'affaire Villemin-Laroche dès les premiers jours, j'en ai été bouleversé, meurtri. Je ne me sens pas coupable, mais co-responsable de la mort de Bernard Laroche. C'est pourquoi je devais écrire ce livre. Comme un cri de douleur et de colère. Mais il y a autre chose. Je redoute de nouveaux drames».
Cette justification éclaire tout le livre. Il part de la reprise des faits grâce a son enquête de journaliste et à des documents d'instruction. Serge Garde, à bon droit, s'interroge sur le secret de l'instruction allègrement violé, soulignant combien ceux qui ont voulu utiliser la presse, la manipuler, sont entrés dans un jeu qui les piégeait eux même et faussait l'enquête. Il n'est pas tendre.
Un jeune juge surchargé de travail, des gendarmes qui laissent de coté des pistes, et délaissent des indices... on en finirait pas d'énumérer les gâchis de cette enquête. Gâchis humain aussi. A la mort de Grégory, s'est ajoutée celle de Bernard Laroche. Serge Garde se montre très convainquant sur l'image fausse bâtie par ceux qui voulaient absolument trouver un coupable rapidement, quitte à le fabriquer. Aussitôt une bonne partie de la presse a jugé, relayant même des éléments d'instruction qui lui sont aimablement distillés, pour forger un mobile au coupable désigné: la jalousie.
Un banal kyste à l'oreille de son enfant et voici que se bâtit un roman sur un Bernard Laroche frustré, haineux de la bonne santé de l'enfant de Jean-Marie Villemin. Une lettre du corbeau, inutilisable par les experts, tant elle a été manipulée, et voici que l'on tient la sacro-sainte preuve irréfutable. Quand au témoignage de la petite Murielle, obtenu par les gendarmes, on sait ce qu'il en est advenu... Mais le cocktail détonnant est là. Il va exploser. Jean-Marie Villemin, «chauffé à blanc», dira Christine, par des gendarmes, des journalistes et des partisans de la peine de mort, va exécuter celui que les médias désignent comme le coupable. Et Serge Garde de dire: «La mort de Laroche n'a rien a voir avec la malchance. Jean-Marie Villemin sera jugé pour son crime. Mais est-il juste qu'il soit seul dans le boxe des accusés?»
Justice, presse, Serge Garde note: «Ce qui trouble, dans le dossier Villemein, c'est que l'institution judiciaire s'avère incapable de gérer ce dossier en respectant ses propres règles», elle est «un formidable révélateur d'une crise institutionnelle» autour de l'instruction.
C'est sur ce constat que se termine le livre. Le procès d'une certaine presse, plus avide de tirage que d'information, y est aussi argumenté. Dans ce lourd dossier qui n'accouche, cinq ans après, que d'erreurs, Serge Garde glisse quelques hypothèses dans la partie consacrée à «la traque d'une mère». L'auteur, qui s'est forgé une intime conviction, relance les hypothèses par une «contre-autopsie» très argumentée. L'enfant, nous dit-il, ne serait pas mort noyé dans la Vologne, mais ailleurs, sans doute dans une baignoire. Est-ce une variation de plus, une piste sérieuse? Elle semble étayée.
Le dossier n'est pas clos, mais l'affaire Grégory semble bien s'orienter vers l'étagère surchargée des morts inexpliquées. Corbeaux, éventuels assassins, fausses preuves, faux témoignage et loi du silence s'y mêlent, tout comme cette inconnue: pourquoi la mort de cet enfant, statistiquement banale, est -elle devenue l'Affaire? Le mystère demeure et les craintes de nouveaux drames, qui font écrire Serge Garde, aussi. Sans doute Frédéric Pottecher, qui signe une préface admirative et admirable, nous fait-il toucher du doigt l'une des clés de ce drame qui passionne jusqu'aux écrivains en mal de sublime, en le caractérisant par: «Ce jeu qui permet de voir et d'entendre la conscience de son voisin, de ses amis et même de ceux qui vous sont indifférents».
Bruno Peuchamiel